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« Fragonard est un raté! » Mais quel raté…

Fragonard, les plaisirs d’un siècle

Jusqu’au 13 janvier 2008

Musée Jacquemart-André, 158 bd Haussmann 75008, 01 45 62 11 59, 9,50€

C’est avec ces mots que le conservateur du musée Jacquermart-André, Nicolas Sainte Fare Garnot, entame la visite commentée de l’exposition sur Jean-Honoré Fragonard. Une boutade qu’il s’empresse d’expliquer pour éviter toute méprise: Fragonard est un raté dans la mesure où il a abandonné la carrière officielle de peintre d’histoire qui s’offrait à lui. Pour s’adonner à la peinture de genre, à la peinture galante, destinée à une clientèle privée. Bien lui en a pris!

L’exposition suit l’angle que la commissaire Marie-Anne Dupuy-Vachey a donné à ses recherches pour offrir un nouveau point de vue sur la peinture de Fragonard. Cet artiste peintre du XVIIIe siècle (1732-1806) a laissé derrière lui un mythe. Du fait qu’il peignait pour des particuliers et non pour la Couronne de France, les archives sur Fragonard se révèlent éparses et maigres. A l’inverse, les anecdoctes sur les moeurs du peintre abondent: fortuné, il aurait conquis la gente féminine, au détriment de sa femme qui l’accablait et tenait les cordons de la bourse. M.-A. Dupuy-Vachey a donc tenté de détacher la fiction de la réalité. Et de trouver un sens à la création de Fragonard.

La première salle de l’exposition condense la carrière de l’artiste et annonce ce qui sera développé dans les six salles suivantes.
La première oeuvre accrochée, Jéroboam sacrifiant aux idôles (1752), constitue la seule oeuvre académique de Fragonard, celle qu’il a réalisé pour le Grand Prix de Rome qu’il remporte avec succès. Pourtant, dès cette première oeuvre, de style rococo dans l’esprit de François Boucher (1703-1770) – peintre officiel à la cour sous Louis XV -, on perçoit l’attitude « déviante » du jeune Fragonard (il a 20 ans). D’après la Bible, Jéroboam, premier roi d’Israël, a renié Dieu et refuse de cesser le culte du veau d’or qu’il a institué à Béthel. L’homme de Dieu prédit alors que « l’autel va se fendre. Et la graisse qui est dessus se répandre ». Au lieu de représenter le sacrifice en tant que tel, Fragonard choisit de montrer la main de Jéroboam se raidissant et se déssèchant au moment où il ordonne d’arrêter le prophète, tandis que la pierre de l’autel est brisée. Ainsi, même sur un thème imposé, Fragonard parvient à imprégner très tôt sa marque, en choisissant de donner sa propre interprétation de la lecture des textes. Ce que confirmera l’ensemble des salles de l’exposition, de l’illustration des contes de la Fontaine aux dessins pour accompagner les chants de l’Orlando furioso composés par le poète italien Ludovico Ariosto dit l’Arisote (1474-1533). Fragonard s’aventure toujours en dehors des voies traditionnelles picturales.

En réalité, Fragonard ne décide pas sur un coup de tête de renoncer à la peinture d’histoire. Venu de Grasse, il n’avait guère d’attache à Paris, ni de fortune. Or, suite au prix de Rome, il est accepté à l’Académie royale de Peinture et de Sculpture. Mais en ces temps pré-révolutionnaires, la Couronne avait bien d’autres dépenses que de payer ses artistes. Ce qui gêne Fragonard, qui ne disposait pas d’autres sources de revenus. Parallèlement, il constate qu’il y a un marché pour la peinture libertine, annonçant le Romantisme, auprès d’une clientèle privée. D’où sa conversion pour les portraits de l’aristocratie et les scènes de genre.

Dans la première salle, deux autres oeuvres méritent de s’arrêter. Séléné contemplant Endynion endormi (vers 1772) a fait l’effet d’une surprise auprès de la commissaire de l’exposition. Mme Dupuy-Vachey a demandé que ce tableau, habituellement conservé au Louvre, soit désencadré pour mieux l’étudier. C’est ainsi qu’elle découvre, sous la bordure gauche, une lune. Or le personnage supérieur ne porte pas de croissant au-dessus de sa tête. Donc, contrairement à l’avis des experts jusqu’à présent, il ne s’agissait pas de Diane, mais de Sénélé.
Historienne de l’art de formation, Marie-Anne Dupuy-Vachey a eu plus de mal à résoudre l’égnime du Sacrifice interrompu (vers 1765) dont les personnages représentés n’ont pu être identifiés. Au grand dam du conservateur du musée, qui affirme avoir révisé toute sa mythologie et textes bibliques pour venir à bout de ce mystère!

Enfin, terminons sur cette oeuvre coquine bien que savante – un thème mythologique traité de manière galante – Le sacrifice à la rose (vers 1780-1785). L’oeuvre achevée représente une femme la poitrine dénudée, une main légèrement en dessous du sein. Mais l’étude de la tête de ce personnage – une petite oeuvre retrouvée par la commissaire de l’exposition chez un collectionneur parisien – montre que cette main était en réalité en pleine possession du sein! L’artiste – comme on le voit dans la suite de l’exposition – a donc préféré suggérer l’érotisme plutôt que de le dépeindre lourdement. Son trait de pinceau est toujours léger – au point que certaines oeuvres achevées, telle Renaud entre dans la forêt enchantée (vers 1762) ressemble à une esquisse et non à un tableau fini -, tout en ne faisant pas preuve de fausse pudeur. Le corps se dénude, les étreintes sont sensuelles et tendres (cf. La visite à la nourrice, vers 1770-1775). Mais l’artiste sait aussi représenter la tension de la réflexion, le travail de la pensée comme l’atteste ses portraits d’écrivains, de poètes, de savants. Que l’on soupçonne d’être autant d’autoportraits cachés.

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