Site icon Artscape

Les dessins de Rodin: entre nu et érotisme

Bacchante, Femme nue assise de profil vers la droite, 1900 - (c) Musée Rodin, ParisRodin, les Figures d’Eros.
Dessins et aquarelles érotiques, 1890-1917

Musée Rodin, 79 rue de Varenne 75007, 01 44 18 61 10
22 novembre 2006 – 18 mars 2007

Rodin dessinateur. On connaissait le sculpteur mais quid du plasticien aquarelliste et graphique? Après la série des Danseuses cambodgiennnes, le musée Rodin expose les Figures d’Eros, encore inconnues du grand public.

Thématique de l’exposition: Où se termine le nu? Où commence l’érotisme?
Réponse de Christina Buley-Uribe, spécialiste des dessins au musée Rodin: tout dépend de l’intention que met Rodin dans ses dessins.

Ainsi, la chronologie des oeuvres – estimée par les experts car Rodin ne les datait jamais lui-même – montre l’évolution technique, esthétique mais aussi « intentionnelle » d’Auguste Rodin (1840-1917) face à la représentation du corps féminin.

Années 1880

Date de la commande officielle de La Porte de l’Enfer, destinée au futur musée des Arts Décoratifs. Le sculpteur n’a pas encore percé sur la scène artistique. Apprenti du Bruxellois Carrier-Deleuze, tout juste a-t-il attiré l’attention – par un scandale – en signant de son propre nom L’Age d’Airain (1877). Une oeuvre en bronze jugée trop vraie, trop sensuelle pour une sculpture. La critique va jusqu’à reprocher à Rodin d’avoir fait un simple moulage sur nature.

Alors le jeune homme s’en retourne aux figures littéraires et mythologiques, notamment le couple infernal formé par Paolo et Francesca, inspirés de L’Enfer de Dante. Pour cette oeuvre gigantesque, Rodin couvre des centaines de feuillets de silhouettes humaines. Puis il les découpe, les reprend au lavis d’encre de Chine, et les ponctue d’éclats de gouache.
Ces dessins dits « noirs » (A. Bourdelle), d’imagination et passionnels, représentent ses premières oeuvres graphiques. Que l’on retrouve, réadaptées, sur l’édition originale appartenant à Paul Gallimard des Fleurs du Mal de Baudelaire (1887-88), puis sur l’édition du Jardin des Supplices (1899-1902) de son ami Octave Mirabeau.

1890

Le Monument à Balzac est conçu. Il plaît. Rodin a 50 ans, il est riche, célèbre pour son oeuvre sculpturale mais également pour sa réputation d’érotomane.
Rodin peut maintenant payer des modèles qu’il entend dessiner dans les poses les plus naturelles possibles – quelque chose de difficilement concevable aux vues de leurs positions acrobatiques!
« Soyez en colère, rêvez, priez, pleurez, dansez. C’est à moi de saisir et de retenir la ligne qui me paraît vraie », s’exclame l’artiste. Prenant le contrepied de l’académisme ambiant, il fait fi des poses codifiées, rigidifiées des modèles se prenant pour Vénus.
Deux couleurs dominent dans ses premières aquarelles: le blond du corps et le rose de la chair.

1900

A 60 ans, Rodin ne sculpte plus. Certes, il agrandit les modèles de ses oeuvres existantes, mais il n’innove plus. Il consacre plutôt son temps aux dessins et aux aquarelles.
L’artiste enrichit sa palette de couleurs: le vert, le bleu, le rouge ensanglanté, font leur apparition. Et son style change de manière radicale.
Dans un premier temps, Rodin dessine, sans regarder sa feuille, le modèle en mouvement. Son geste libre, presque automatique, expérimente les formes et l’espace. Puis il retravaille cette première étude, décalque le corps – sans son support (pas de chaise, de lit, ou autre) -, découpe la figure et la pose sur un autre feuillet, comportant déjà un corps dessiné. Enfin, il reproduit le contour de la figure découpée et ajoute des couleurs. Ainsi ce bas-relief d’Eros qui a donné son nom à l’exposition, et qu’il expose en marge de l’Exposition Universelle à Paris, au pavillon de l’Alma. Un événement international, dominé par les curiosités japonaises (théâtre kabuki, spectacle d’hara kiri).
D’ailleurs, le style épuré et l’extrême simplification des formes des estampes japonaises se retrouvent dans les dessins de Rodin. Analogie plus poussée encore dans La Pieuvre (1900) – certainement, une interprétation de la gravure d’Okusai, Baigneuse et poulpes – qui représente une femme allongée sur le dos, les bras derrière la tête, recouverte jusqu’à la bouche d’un voile d’eau – dont le bleu s’est estompé avec le temps – les cuisses entrouvertes, pénétrées par une pieuvre rougeâtre qui étend ses tentacules. La femme, elle, a le regard indifférent.

1906

D’où nouveau scandale! Qui s’amplifie lorsque les dessins de plus en plus érotiques de Rodin sont exposés à la galerie Bernheim-Jeune (1907) par son directeur artistique et critique avant-gardiste, Félix Fénéon (1861-1944) – décrouvreur de talents: auteurs (Jarry, Mallarmé, Apollinaire, Rimbaud, etc.) autant que peintres (Pissarro, Seurat, Signac, Matisse, etc.).
La série Psyché – femmes étendues, en chemises plus ou moins relevées, sera décrite comme relevant d’une « impudeur à faire rougir un singe »!

1910

Rodin renonce à montrer ses dessins. Lors de sa donation à l’Etat de ses oeuvres (1916), un an avant sa mort, l’artiste remet des cartons étiquetés « musées secrets » ou « collection privée ». Ce sont ces mystères que le musée Rodin dévoile aujourd’hui.

A la fin de sa vie, Rodin abandonne l’aquarelle mais pas pour autant la représentation de la femme. Après avoir employé les services de danseuses professionnelles, notamment la ballerine Alda Moreno de l’Opéra Comique (1912), afin d’exprimer toute la souplesse corporelle, l’écartèlement des membres possible, mais aussi l’équilibre et le mouvement – fondamentaux dans son oeuvre de sculpteur – Rodin revient à une conception plus plasticienne du nu.
Autant, dans ses dessins « gris » – un qualificatif lié à l’usage du simple crayon -, il représente de manière plus réaliste la pilosité des jambes et des aisselles, autant l’artiste s’arrête cette fois-ci à la surface du corps.

Un retour en fin de vie à un certain académisme? « Je ne pense pas », rétorque Me Buley-Uribe. « Rodin a simplement changé son regard ». Peut-être l’artiste, en effet, ne ressent plus le besoin de mettre en forme l’intérieur du corps féminin – cette « ouverture d’une infinie de possibles » (Alice Magnien in Cet obscur objet du désir) – , qui ne doit plus recèler beaucoup de mystères pour lui!

Des dessins qui sont des oeuvres en soi tout en ne se détachant pas de leur inspiration originelle – la sculpture, la découpe de la matière.
Ils appellent plusieurs degrés de lecture – plus ou moins érotiques -, et plusieurs sens de lecture – ils peuvent être vus de haut, de bas, de profil.
Ces dessins « sculptés » sont en fait la réponse à la question existentielle qui a inspirée l’artiste : « Comment décrire cette chair qui me rend si attentif » (Carnet 41)?

Quitter la version mobile